Serait-il légal d'exproprier des propriétaires de résidences secondaires comme le souhaitent des élus corses ?

by | Articles en français, Fact-checking, Inédit, LCI

CORSE – Jean-Guy Talamoni, président indépendantiste de l'Assemblée de Corse, a réitéré son soutien au projet d'expropriation de tous les propriétaires de résidences secondaires ayant acquis un bien sur l'île depuis 2014 s'ils ne justifient pas de cinq années de résidence dans l'île. Mais cette disposition serait-elle légale ?

[Enquête réalisée pour LCI et publiée le 1er septembre 2019]

Jean-Guy Talamoni fait référence à une résolution adoptée par l'Assemblée de Corse en avril 2014 qui instaure un statut de résident. Par cette mesure, les élus souhaitaient autoriser l'acquisition de logements ou de terrains seulement pour les personnes pouvant justifier de cinq années de vie minimum sur l'île. Rappelons qu'à cette époque, la collectivité n'était pas encore à majorité indépendantiste.

S'exprimant au micro de RMC le 30 août, le président de l'Assemblée de Corse conteste donc la non-application de cette décision adoptée il y a cinq ans. "Cette délibération qui a été prise par les institutions démocratiques de l’île doit être respectée." D'après lui, la population corse ne peut plus se loger sur l'île, les prix sont devenus trop élevés à cause de la pression immobilière. Mais cette disposition est-elle légale ?

Cette disposition est-elle légale ?

Si la disposition de 2014 n'est jamais entrée en vigueur, c'est qu'elle est tout simplement inconstitutionnelle. Une situation qu'a rappelée le préfet de Corse dans un courrier adressé au président du Conseil exécutif de Corse dès le mois de juin 2014. Le préfet rappelle aux élus de l'île que si le droit français permet d’instituer des mesures pour "limiter le nombre de résidences secondaires dans certaines zones" ou de limiter la transformation de logement en "locaux meublés touristiques dans les zones urbaines tendues", en revanche, il est impossible de limiter l’accès à la propriété à raison d'"une durée de résidence". Le préfet appuie ses arguments sur les articles 1 et 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen - inscrits au Préambule de la Constitution.

Cette délibération est également contraire au droit de l’Union européenne, notamment en ce qu’elle constitue une restriction de la liberté d’établissement dont jouissent tous les citoyens européens. Comme le précise d'article 21 du Traité de Fonctionnement de l'Union européenne, "Tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres."

En 2009, la collectivité belge de la Région de Flandre instaura une condition de "lien suffisant" entre le territoire de la commune concernée et le futur acquéreur. Une commission d’évaluation provinciale devait vérifier ce lien. Mais en 2013, la Cour de justice de l’Union européenne annula cette disposition au nom de l'article 21 précité.

Nous engagerons - dès que nous en aurons la possibilité - une démarche d'expropriation de tous les biens immobiliers acquis en Corse depuis le 24 avril 2014

- Corsica Libera, communiqué du 26 août 2019

Les menaces d'expropriation sont-elles fondées ?

Dans un communiqué du parti Corsica Libera publié le 26 août, les indépendantistes affirment pourtant leur volonté d'engager des procédures d'expropriation. "Nous tenons à prévenir les candidats acheteurs que nous engagerons, dès que nous en aurons la possibilité, une démarche d'expropriation de tous les biens immobiliers acquis en Corse depuis le 24 avril 2014".

Toutefois, cette disposition est totalement illégale car, là aussi, totalement inconstitutionnelle. Rappelons qu'en France la procédure d'expropriation est très encadrée, comme nous l'explique Maître Gilles Caillet, avocat. "Au nom du principe de sécurité juridique, jamais une décision d'expropriation ne peut être rétroactive. D'autant plus que le vote du 24 avril de l'Assemblée de Corse est une simple déclaration d'intention, qui n'a aucune valeur juridique ou normative."

Par ailleurs, les expropriations sont prononcées suite à une déclaration d'utilité publique. Les expropriations arbitraires sont impossibles et seul l'Etat peut prendre une décision d'expropriation, via un arrêté préfectoral de cessibilité. Une décision que les propriétaires peuvent contester devant la justice. "La décision d'exproprier ne relève pas de la collectivité territoriale de Corse mais de l'Etat", rappelle Me Caillet.

Enfin, dans le cas où les propriétaires sont finalement expropriés, ils doivent être dédommagés. Une somme conséquente puisque les élus indépendantistes corses entendent exproprier tous les personnes devenues propriétaires depuis avril 2014.

Existe-t-il des exemples étrangers ?

Lors de son intervention au micro de RMC, Jean-Guy Talamoni affirme qu'un tel dispositif existe déjà en Nouvelle-Zélande. C'est effectivement le cas depuis août 2018. Le gouvernement a soutenu un projet de loi interdisant l'achat de bien immobilier aux étrangers non-résidents, à l'exception des Australiens et des Singapouriens. Le taux d'accès à la propriété n'avait jamais été aussi bas ces dernières années en raison des prix toujours plus élevés de l'immobilier sur l'archipel.

Différence notable avec les indépendantistes corses, il suffit de douze mois d'installation permanente en Nouvelle-Zélande pour être considéré comme résident. Les non-résidents peuvent également demander une exception aux autorités s'ils souhaitent investir dans une maison de retraite ou une résidence étudiante par exemple.

Plus près de chez nous, les Suisses ont adopté une loi en 2012 qui interdit la création de nouvelles résidences au sein des communes qui en comptabilisent déjà plus de 20%. Toutefois, cette interdiction concerne aussi les Suisses et pas seulement les étrangers.

Y a-t-il trop de résidences secondaires en Corse ?

D'après une étude de l'Insee publiée en juin 2018, le nombre de logements en Corse a bien augmenté, en moyenne de +2,2% par an entre 2010 et 2015 (période étudiée par l'Institut). Il s'agit de la hausse la plus importante par rapport au reste de la France.

Cette hausse de nombre de logements est surtout portée par les nouvelles résidences secondaires, +3,3% par an en dix ans contre seulement +1,7% pour les nouvelles résidences principales. "En raison d'une forte pression touristique sur l'île, la contribution des résidences secondaires à l'augmentation du parc de logements est plus importante que partout ailleurs en métropole", conclut l'Insee.

Est-il possible de rétablir un équilibre entre l'offre de logement à destinations des résidents et ceux à destinations des touristes ? En Corse, comme ailleurs, ce sont les maires qui accordent les permis de construire. Ces derniers, qui ont la maîtrise de la situation foncière de leur commune, peuvent donc mettre la priorité sur les logements des résidents. Enfin, dans son courrier de 2014, le préfet de Corse remarque "le très faible recours des collectivités territoriales" de l'île "aux dispositifs ouverts par le code de l’urbanisme, en particulier en matière de droit de préemption" qui permet notamment la production de logements sociaux.

[Enquête réalisée pour LCI et publiée le 1er septembre 2019]