"Attaque", "intrusion" ou mise à l'abri ? Notre récit du 1er mai à la Pitié-Salpêtrière

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RÉCIT - Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a estimé que des manifestants du 1er mai ont "attaqué" l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière en en forçant les grilles. Plusieurs témoignages que nous avons recueillis et recoupés évoquent plutôt une tentative de mise à l'abri de personnes souhaitant fuir gaz lacrymogènes et canon à eau déployés par les forces de l'ordre. Une enquête a été ouverte pour déterminer les responsabilités dans cette affaire.

[Enquête réalisée pour LCI et publiée le 2 mai 2019

Les réactions de la classe politique n'en finissent plus de pleuvoir, ce jeudi 2 mai, au lendemain d'une intrusion de manifestants dans l'enceinte de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, en pleine manifestation du 1er mai.  "Ce n'est pas excusable", c'est "une remise en cause des services publics" a tonné Edouard Philippe. Christophe Castaner, de son côté, a évoqué "une attaque" de l'établissement. De son côté, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, se refuse à "qualifier les raisons" mais constate qu'il "il y a eu tentative d'intrusion" et "que les grilles ont été ouvertes de force".

Mais alors que s'est-il passé exactement ? A-t-on assisté à une attaque des manifestants ou plutôt à une mise à l'abri désorganisée ? Pour le savoir, LCI a recueilli plusieurs témoignages de témoins, manifestants, patients qui étaient présents sur place au moment des faits. Recoupés, ils permettent d’établir une chronologie de la scène.

Un contexte tendu

D’abord, posons le contexte : il est un peu plus de 16 heures dans le 13e arrondissement de Paris. Le cortège du 1er mai, parti de Montparnasse, tente de rejoindre la place d'Italie. Des heurts ont déjà eu lieu avec les forces de l'ordre en début de manifestation. A cet instant précis, la situation se tend dans le triangle formé par le boulevard Saint-Marcel, le boulevard de l’hôpital et la rue Jeanne d’Arc. Plusieurs témoins nous indiquent effectivement que le cortège est bloqué au niveau du virage en épingle, entre le boulevard Saint-Marcel et le boulevard de l’Hôpital : là, une agence de la Caisse d’Epargne vient d’être incendiée. Des manifestants tentent de couper par la rue Jeanne d’Arc, ce qui provoque des points chauds en divers secteurs du boulevard : les forces de l'ordre font alors usage de gaz lacrymogènes, de grenades de désencerclement. Une grande partie des manifestants se retrouve alors coincée dans le bas du boulevard de l'Hôpital, au niveau de l'arrêt de métro Saint-Marcel. Soit pile devant les grilles de l'entrée secondaire de la Pitié-Salpêtrière donnant sur la résidence universitaire du Crous.

Manifestation Gilets Jaunes Pitié-Salpêtrière

Manifestation Gilets Jaunes Pitié-Salpêtrière -DR

Premier acte : "intrusion" sur le parking

Quand et comment les manifestants ont-ils pénétré dans l'enceinte de l'hôpital ? David*, un manifestant, sympathisant de gauche et présent pour la première fois à Paris pour une mobilisation du 1er mai, nous raconte : “J’étais boulevard de l’hôpital, un cordon de CRS bloquait le bout du boulevard. On a été un peu serrés pendant 30 minutes. Je suis contre les grilles de l'hôpital et je peux vous affirmer qu'à ce moment-là, celles-ci sont fermées. Ça commence à chauffer un peu. Avec mon amie, nous changeons de trottoir. Là, ça commence à tirer de partout, les gens se mettent à courir, nous trouvons refuge dans un hall d’immeuble. On y reste cinq minutes puis sortons entourés par un cordon de CRS." Une fois dehors, David se retrouve à nouveau devant les grilles de la Pitié. "Cette fois-ci, elles sont ouvertes." La situation se détend quelques minutes puis les gaz recommencent. Par réflexe, sans vraiment réfléchir, on trouve refuge dans le parking de l'hôpital. Les gens sont un peu tendus mais il n’y a pas de violences."

Ce témoignage est corroboré par les images filmées par un patient hospitalisé dans le bâtiment Gaston Cordier, qui enregistre les événements depuis sa chambre. Sur ces vidéos qu'il a confiées à LCI, on remarque d'abord des manifestants pressés contre les grilles fermées, tentant de les enjamber et de les pousser. Un épais nuage de gaz lacrymogène flotte en effet dans l'air. Quelques instants plus tard, les grilles sont ouvertes. Les manifestants, calmes, pénètrent dans le parking. Derrière eux, un puissant jet d'eau propulsé par le canon à eau des forces de l'ordre balaie la chaussée.

Les grilles forcées

Alors comment ces grilles se sont-elles retrouvées ouvertes ? Ont-elles été forcées, comme l'indique Agnès Buzyn ? Nous interrogeons une autre témoin. Natalia-Paz est manifestante. Elle détaille : “On s’est mis dos au mur car on sentait qu’il y avait de la pression. Des personnes proches du grillage fermé avec une chaîne l’ont forcé car on était gazés et tout le monde pleurait. Des personnes à l’intérieur de l’enceinte, dont des vigiles, ne voulaient pas qu'on rentre, mais on a crié 'non-assistance à personne en danger'. Pendant ce temps le camion à eau lançait de l’eau sur les manifestants."

Une vidéo postée sur Facebook par Natalia-Paz montre des manifestants, de tous les âges, dans l'enceinte du parking. Plusieurs d'entre eux gardent leur masque sur le visage pour se protéger des gaz.  L'ambiance est tendue mais pas survoltée. Dans la rue, on aperçoit le camion à eau en action. Un jeune homme enjoint ensuite les autres manifestants à rejoindre le cortège aux cris de "Oh tout le monde, allez revenez, revenez !" Plusieurs d'entre eux ressortent. Notre interlocutrice, elle, reste en retrait.

Second acte : une tentative d'intrusion en réanimation

Une équipe de soignants en service de réanimation, interrogée par plusieurs médias, notamment LCI, indique que plusieurs manifestants ont tenté d'entrer par l'arrière de ce bâtiment, où sont accueillis des patients fragiles. L'un d'eux détaille : “Hier sur les coups de 16 heures nous étions tous de garde au service réanimation. On entendait la manifestation au loin. Et puis tout d’un coup on voit des manifestants rentrer dans l’hôpital. On continue nos activités et puis tout d’un coup on entend du bruit dans le couloir. On est vraiment au niveau de la porte arrière de la réanimation. Et je vois les infirmiers en train de barricader la porte. Derrière l’établissement, on a un escalier avec une entrée à l’arrière où on voit 50 personnes débarquer, en train de pousser la porte." Selon ses dires, les manifestants criaient "ouvrez la porte !" Le soignant leur dit, à travers la vitre : "On est la réanimation, ne rentrez pas”. Il poursuit : “Je ne peux pas vous dire s’ils étaient menaçants (...)  il n’y avait pas spécialement de visages masqués. Après les forces de l’ordre sont intervenues, ça s’est passé dans le calme. En tout ça a duré deux ou trois minutes. L’équipe n’est pas du tout choquée, il n’y a pas de réel traumatisme.” Une autre soignante précise : "Les gens ne pouvaient pas savoir qu'il s'agissait d'un service de réanimation. Quand ils ont compris qu'on était en détresse, ils ont compris et ça s'est calmé."

D'après les témoignages que nous avons récoltés, la tentative d'intrusion se déroule au moment de la charge des CRS dans le parking. David, l'un de nos témoins, est formel : "Avant la charge de CRS, je n'ai vu personne auprès des fenêtres." Natalia-Paz : “On a attendu que le camion à eau passe mais après une quinzaine de minutes, un groupe de CRS est entré. Nous avons pris peur. Un groupe a monté les escaliers pour rentrer dans le bâtiment s’abriter. D’autres, comme moi, ont mis leurs mains en l’air pour montrer leur bonne foi. Il n’y a pas eu de violence de la part du groupe.” Une vidéo, relayée sur Twitter par le journaliste David Dufresne, montre effectivement un groupe d'individus monter l'escalier menant aux services de réanimation, au moment-même où les CRS s'avancent dans le parking pour déloger les manifestants (à 0,17 secondes).

 

Un post Facebook, publié en début d'après-midi ce jeudi, montre par ailleurs une vidéo tournée depuis le service de réanimation : on constate que les soignants tiennent la porte fermée aux manifestants en disant "Il y a des malades ici, c'est la réa, vous ne rentrez pas ! Non!" mais que la situation se calme rapidement.

Du matériel dérobé ?

Les soignants en réanimation sont formels : dans leur service, "il n'y a pas eu de matériel dérobé et aucune intrusion". En revanche, interrogé sur BFM, le professeur Mathieu Raux, qui travaille à la Pitié-Salpêtrière, indique que "dans d'autres services de l'hôpital, il y a eu des exactions. Dans le même bâtiment, on a eu à déplorer deux heures plus tard la perte de l'ensemble du matériel vandalisé du service informatique du service de chirurgie digestive." Mais l'APHP vient contredire ses propos : elle a annoncé qu'il n'y avait aucun lien entre ces dégradations et la manifestation.

Suite à ces faits, une plainte a été déposée par la direction de l'AP-HP. Une enquête a été ouverte par le parquet de Paris. 32 personnes ont été placées en garde à vue pour "attroupement en vue de commettre des dégradations".

[Enquête réalisée pour LCI et publiée le 2 mai 2019